Indoor Enthusiast

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(4.5 sur 5) / Metal Blade Records
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Ambient Métal Progressif Post Rock Rock Progressif

Depuis la mise en sommeil de Fates Warning, le guitariste Jim Matheos n’est guère resté inactif, multipliant les projets, dont certains l’ont mené vers des horizons très éloignés du métal progressif complexe qui a fait sa renommée. C’est le cas notamment de Tuesday the Sky, une aventure exclusivement instrumentale privilégiant des ambiances introspectives d’une tonalité assez minimaliste, avec des touches électroniques pouvant rappeler Chroma Key ou Brian Eno pour son esprit ambient-rock. L’occasion de découvrir l’extraordinaire sensibilité d’un artiste pour lequel, à l’image des plus grands, les lignes de démarcation entre les styles musicaux sont plus que ténues quand, tout simplement, elles n’existent pas. Jim Matheos récidive ici sous la bannière de Tuesday the Sky avec un troisième opus, continuant à délaisser les formats musicaux classiques pour explorer et sculpter des paysages musicaux invitant à la contemplation, entre mélancolie lumineuse et rêveries nocturnes, où priment l’espace, la nuance et l’émotion pure. Le titre même de l’opus, Indoor Enthusiast, se fait non seulement l’écho de ce versant plus intime de son art, mais reflète aussi la personnalité du guitariste, un musicien qui fuit l’attention médiatique et dont la créativité s’épanouit derrière le rideau du monde – là où la musique respire plus librement. D’où ce disque connecté, non pas au monde extérieur, mais à un espace intérieur – mental et imaginaire, véritable invitation à un magnifique voyage immobile, à écouter au casque de préférence.

Avec « The Nearest Exit May Be Behind You », nous franchissons le seuil d’une contrée mentale inexplorée, un univers où les repères vacillent et où la sortie semble sans cesse se dérober – à l’instar de ces motifs sonores qui hésitent, progressent puis refluent, animés par une même impulsion : trouver l’issue. La musique traduit tout d’abord un calme, puis une tension qui s’accumule : la respiration apaisée devient un souffle qui se resserre jusqu’à la déflagration portée par un riff heavy et un court solo, avant un final qui reboucle admirablement avec l’intro. Et si les premières notes pouvaient laisser croire que Jim Matheos allait reconduire à l’identique la formule du précédent album, le développement soudain de la composition dissipe rapidement cette impression. Le guitariste affiche au contraire la ferme intention d’enrichir la texture musicale comme l’approche de ce projet, s’appuyant également, pour plusieurs titres, sur le batteur néerlandais Dennis Leeflang, musicien polyvalent capable de naviguer aussi bien dans le rock, le metal, le prog que dans des registres plus légers ou expérimentaux. Cette volonté de se renouveler se manifeste à l’identique sur « Does It Need to Be So Loud? », allégorie ironique du bruit extérieur et de la surcharge mentale, qui, dans un sens du contraste permanent, conjugue drame en latence, éclaircies ultra lumineuses – ces quelques notes de guitares acoustiques très cinématiques – et courte implosion dissonante et industrielle au son saturé, évoquant l’approche du groupe français Bruit ≤. Enfin, le bouillonnant « Set Fire to the Stars » semble parachever cette mue, porté par des sonorités de claviers très prog dans une pulsation rythmique subtile, embrasant un ciel intérieur en pleine expansion, manifeste d’une créativité désormais affranchie de toute contrainte, dans un condensé d’énergie positive.

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Jim Matheos – photo de Jeremy Saffer

Le guitariste ne renonce pas pour autant à cette grâce fragile qui constitue l’empreinte de Tuesday the Sky et continue de façonner ici de nouveaux instants suspendus, d’une beauté saisissante, avec des guitares qui se parent d’échos et de reflets, devenant des halos de lumière dans un espace presque irréel. « Ghost Train », à la surprenante proximité dans la texture musicale avec North Sea Echoes – cet autre remarquable projet avec le chanteur Ray Alder, son complice de Fates Warning – laisse affleurer les échos persistants des spectres du passé qui reviennent hanter la conscience, nous conviant dans un rythme régulier mais légèrement flou à un périple dans les couloirs de la mémoire, au trajet incertain entre mélancolie et espoir. « Zugzwang » prolonge cette sensation d’un rêve ouaté, avec ces sons qui paraissent déformés, dont on peine à s’extraire, retenu par les ombres de la nuit. Ce terme allemand, inspiré du jeu d’échecs, désigne plus métaphoriquement une situation dans laquelle l’individu est contraint de faire un choix, alors même qu’aucune option n’est la bonne. D’où cette sensation de malaise et d’inéluctable, dans une tension silencieuse avec cette musique qui demeure enfermée dans un motif quasiment circulaire.

Sur « Between Wind and Water », Jim Matheos réintroduit des éléments rythmiques tout en conservant ce sentiment d’évanescence. Les effets sonores restituent à merveille l’ondulation du vent et la fluidité de l’eau, avec cette sensation de transition intérieure et d’équilibre instable, entre deux états. « Get Lost » paraît évoquer l’idée du lâcher prise, avec une volonté de se perdre pour mieux se retrouver. Les textures flottent et les repères harmoniques s’étirent dans un vaste labyrinthe où les sonorités semblent se répondre pour mieux désorienter l’auditeur. « The Last Lonely Lamppost », dernier point de lumière dans une zone sombre, se veut un refuge fragile au cœur de la nuit intérieure, où des mélodies douces et un rythme léger éclairent la solitude d’une clarté apaisée, notamment sur le final. Avec « Bends Toward Light » se profile un lent glissement vers un horizon lumineux, promesse d’un renouveau ou, à minima, perspective d’une embellie, avec quelques notes de claviers dont le timbre évoque le son du hang drum, véritable écrin pour le cœur, puis un court solo de guitare solaire appuyé par un chant empreint de douceur et de sérénité. « Memento Mori », expression romaine s’inscrivant dans la philosophie stoïcienne et rappelant à tout homme sa propre mortalité, permet ici à l’artiste de réévaluer sa vie intime. La musique se pare naturellement d’une dimension plus solennelle. Mais ce point de bascule que constitue cette conscience de la finitude est également, en contraste, une ode à la vie et à l’urgence de vivre. La délicatesse des deux minutes de « Closure » offre un souffle d’équilibre : quelques notes de guitare épurées, claires et sereines, effacent les tensions, invitant à une certaine acceptation et à un rééquilibrage, dans des tonalités douces-amères, scellant ainsi le dernier chapitre de ce périple intérieur.

Indoor Enthusiast de Tuesday the Sky n’est pas de ces disques qui se livrent d’emblée. Il s’appréhende avec le temps, dévoilant à chaque écoute ce qu’il recèle de plus précieux — ces détails sensibles qui ne se révèlent qu’à mesure que l’on s’y attarde. Et ce que l’on découvre alors n’est plus seulement la musique, mais une forme de relation intime avec elle. Jim Matheos, artisan de cette magnifique vibration, évite ici l’écueil de la redite et nous offre une nouvelle merveille de sensibilité – une fois de plus en dehors des sentiers battus et des normes.

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