The Harmony Codex

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(5 sur 5) / Virgin Music
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Ambient Electro Krautrock Pop/Rock Rock Progressif

Synthèse absolue de l’expérience et de la culture protéiforme du prolifique Steven Wilson, ce nouveau disque, d’une insolente réussite, s’impose d’ores et déjà comme le plus ambitieux de toute la discographie de l’artiste, ne serait-ce que pour cette volonté de ne plus se laisser enfermer dans un style musical précis, voire de transcender les genres musicaux. Car plus que quiconque, Steven Wilson a compris que la musique est un grand tout et que tous les styles n’en sont que des ramifications, d’influences en filiations multiples, un principe qu’il célèbre et honore ici, s’affranchissant intelligemment de toute étiquette, pour explorer librement, au gré de ses instincts et surtout de ses envies, des combinaisons musicales nouvelles, dont certaines pourraient s’apparenter à un nouveau langage musical. Et si d’autres avant lui ont tenté de telles expériences, aucun n’a été aussi loin, avec, qui plus est, tant de modernité, un si bel équilibre et une si grande inspiration.

Avec une telle ambition de bousculer les certitudes et de gommer les lignes de démarcation fictives pour construire une œuvre aussi singulière, il est certain que ce disque divisera de nouveau. Car si, dans la diversité des compositions proposées ici, certaines offrent immanquablement des repères pour un auditeur globalement familier de l’univers de Steven Wilson, d’autres affichent une profonde rupture, puisant volontairement dans des registres qui, sur le papier, pourraient paraître aux antipodes les uns des autres. Plusieurs écoutes et une certaine ouverture d’esprit sont donc nécessaires pour entrer en résonance avec cet album assez dense et comprendre l’intention d’un artiste qui ne s’est certainement pas jeté dans la nuit noire de l’expérimentation sans savoir s’il parviendrait quelque part ou s’il se perdrait définitivement. Ce serait mal le connaître.

Pour incarner cette vision, le choix des musiciens comme de l’instrumentarium étaient fondamentaux. Aussi, au-delà de la prestation d’habitués du travail solo de Steven Wilson (on retrouve notamment le fabuleux claviériste Adam Holzman qui a accompagné Miles Davis, le saxophoniste/flûtiste Theo Travis qui a contribué à l’emblématique Soft Machine et à Gong,  le fidèle bassiste Nick Beggs, l’excellent guitariste de jazz David Kollar, le batteur Craig Blundell plutôt typé prog-rock et la chanteuse Ninet Tayeb) on note également sur cet album la présence d’artistes d’horizons musicaux différents, pour la plupart au pédigrée impressionnant, venant tous contribuer avec leur sensibilité propre, au gré des compositions, à l’édifice bâti par l’artiste anglais. Parmi ceux-ci ; tout d’abord le trompettiste de jazz norvégien Nils Peter Molvear, habitué du fameux label ECM et pionnier du nu-jazz, un indice de taille dans le contexte de ce disque, le violoniste Ben Coleman, qui avait participé au projet No Man dans sa dimension la plus synth-pop, le talentueux batteur de jazz Nate Wood et, autre choix non anodin, Jack Dangers, co-fondateur du groupe Meat Beat Manifesto (13 albums au compteur qui auront entre autres beaucoup influencé la scène trip hop et drum & bass), à l’apport indéniable en terme de programmation électronique. Et il faut également citer l’accompli guitariste Niko Tsnovev, capable de passer du blues au djent via le jazz fusion (il avait déjà collaboré brièvement avec Steven Wilson en 2012-2013) et le jeune bassiste Nate Navarro que l’on a découvert en live lors de la reformation de Porcupine Tree et qui officie sur les albums les plus récents de l’exigeant Devin Townsend.

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The Harmony Codex’ n’est pas un concept album, contrairement à ce que pouvait le laisser supposer la nouvelle du même nom que l’on peut découvrir dans l’autobiographie de Steven Wilson (Limited Edition of One). Ainsi que le reconnaît l’artiste, si l’album est conceptuel c’est uniquement dans la manière dont la musique se dévoile et évolue tout au long des 65 minutes. Et si certaines compositions renvoient directement aux thèmes de cette fiction, ce nouvel effort discographique comporte par ailleurs de nombreux titres qui sont complètement dissociés de ce récit, avec une forte coloration contestataire parmi les thématiques privilégiées. L’objectif de l’auteur était de ne pas se retrouver captif d’une seule et même histoire, afin de mieux surprendre l’auditeur au travers des textes tout au long de l’écoute, de la même manière (et plus encore) qu’il y parvient dans la dimension musicale. En effet, ce qui caractérise profondément ce disque, c’est la constance et la facilité déconcertante avec lesquelles Steven Wilson rebat les cartes et brouille sans cesse les pistes, un parti pris amplement assumé. Au demeurant, cette situation rend d’autant plus ardue le choix d’un single qui se voudrait représentatif de l’album.

« Inclination » qui ouvre l’album annonce derechef la couleur. Et pose le décor, incroyablement cinématique, sur fond de sonorités orientalisantes. Une musique qui semble évoquer le retour du héros, dans une double lecture. Le vent se lève sur l’horizon du désert, une clameur dans le lointain, des cavaliers qui se rapprochent, le halètement des chevaux, le roulement des battements de tambours. Dans un beat obsédant, hypnotique et syncopé. Avec la trompette de Nils Peter Molvear, la flûte de Theo Travis, et le Fender Rhodes d’Adam Holzman. Une déflagration majestueuse et élégante de 7 minutes, qui multiplie les ambiances, véritable déclaration d’intention. Bienvenue dans une des multiples dimensions du nouvel univers de Steven Wilson.

« Impossible Tightrope » , assurément l’une des pièces maîtresses de cet album, nous invite tout au long de ses 11 minutes, quasi exclusivement instrumentales, à une course toute aussi vertigineuse qu’éperdue au travers de contrées inexplorées. Qu’il s’agisse de ces moments d’une urgence absolue articulées autour de ce motif de guitare nerveux ou de ces intermèdes plus intimistes voir contemplatifs, avec ces belles incursions de guitare acoustique ou de piano, véritables respirations, permettant de mieux redécoller ensuite, pied au plancher. Et dans ce jouissif maelstrom se côtoient, sur des thèmes qui s’entrelacent dans une fusion permanente, le déjanté saxophone de Theo Travis, une partition d’orgue Hammond et un flamboyant solo de Wurlitzer. Avec, vers les 5’45’,’ un moment d’élévation porté par les intonations vocales. La dimension électronique est toujours bien présente mais plus dans les sonorités que dans les rythmes. C’est d’ailleurs Nate Wood qui tient les baguettes sur ce titre, lui conférant une magnifique dimension jazz-rock, bien que ce terme soit extrêmement réducteur au vu de la richesse du morceau. Sans conteste, une leçon de maître.

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(Image credit: Turner Hall)

« The Harmony Codex » , composition de quasi 10 minutes, autre facette de cet album illustrant cette volonté de voguer entre les styles et d’explorer sans contraintes, donne dans un registre diamétralement opposé avec cette forte tonalité ambient. Long moment suspendu et méditatif, à la limite de la conscience et du rêve. A la fois, fin d’un monde et éclosion d’un nouveau, dans une lente et splendide progression. Sans que l’on sache de quel côté du miroir nous nous situons. Sentiment renforcé par la voix de Rotem Wilson (l’épouse de l’artiste) qui nous laisse sur cette sibylline interrogation « Did I dream you ? Or are you dreaming me now ? » (« Est-ce que j’ai rêvé de toi ? Ou est-ce toi qui me rêve maintenant » ?).

La diversité de cet album repose non seulement dans la texture des morceaux mais aussi dans leur format. ‘The Harmony Codex’ alterne en effet la durée des compositions, nous offrant également des titres plus courts mais toujours avec ce juste et subtil équilibre entre sonorités électroniques et un ancrage très organique. Ce sont d’ailleurs les titres sur lesquels la patte de Steven Wilson est  la plus immédiatement reconnaissable grâce à ce don pour les harmonies mélancoliques. Le très réussi « Time is Running Out » en est une parfaite illustration, avec sa mélodie entêtante, sur une thématique prégnante pour l’artiste (ce temps qui passe inéluctablement « And the noise that you hear as you write off another year» / « Et ce bruit que tu entends au moment où tu tires un trait sur une année de plus »). Et on notera également au passage la partition toute en finesse et délicatesse du guitariste Niko Tsonev.  « Economies of Scale » , dont émane une grande tristesse (« Just more things that won’t be missed » / « Juste des trucs de plus qui ne nous manqueront pas »), titre écrit à partir de motifs développés par Adam Holzman sur un rythme qui rappelle celui de « Song of I » (To the Bone), offre un très beau contraste entre l’urgence de la rythmique électronique et la lenteur presque aérienne de la composition. « Beautiful Scarecrow » , sur lequel on retrouve la trompette de Nils Peter Molvear, crée un sourd climat anxiogène, avec cette intro oppressante en lent crescendo. Un malaise, en écho au texte, qui persiste jusqu’à l’implosion.  Une impression que l’on retrouve amplifiée encore sur « Actual Brutal Facts » avec une dissonance prononcée, un titre au texte déclamé voir slamé.

Puis de manière plus dépouillée et bien plus accessible, ‘The Harmony Codex’ nous propose également deux autres titres qui semblent issus d’un plus lointain passé et se démarquent en cela du reste de l’album. Tout d’abord, « What Life Brings » ,  tout en sensibilité  et sublimé non seulement par un solo de guitare de Steven Wilson mais également par une lumineuse envolée finale (« Love it all and hold it in all your hands » / « Apprécie chaque instant et chéris le au creux de tes mains»). Et également la saisissante composition « Rock Bottom » écrite par Ninet Tayeb, avec cette belle entrée en matière ; des sonorités qui évoquent un vieux film des années 20 avant que la voix particulière de Ninet Tayeb n’emplisse l’espace.

L’album se clôture superbement sur « Staircase » , qui frôle la barre des 10 minutes et sur lequel brillent particulièrement Nick Beggs et Niko Tsonev. Ce titre est une dernière remarquable illustration de cette capacité qu’a cette musique à osciller constamment entre ses différents pôles, jusqu’à un final très solaire qui reprend certains éléments du thème de « The Harmony Codex » , étoffé de sonorités de claviers, permettant ainsi à l’auditeur d’atterrir en douceur au terme de ce voyage sensoriel.

Cette nouvelle expérience à laquelle nous convie Steven Wilson est magnifiée par la qualité du travail d’orfèvrerie apportée ici au son. Une finesse qui subjugue jusque dans les moindres détails. Nul doute que ces dernières années passées à remasteriser des joyaux du rock progressif (et au-delà) auront enrichi le niveau d’exigence qui a toujours été une des pierres angulaires de sa démarche artistique. Avec une amplitude spatiale éblouissante. L’écoute au casque lève toute crainte quant à la transposition de cet enregistrement prévu pour l’expérience immersive du Dolby Atmos (retenue pour la présentation de l’album à la presse).

Steven Wilson nous avait prévenus : ‘The Harmony Codex’ serait complexe, imprévisible, très épique et sans compromis. Force est de constater qu’il a tenu parole. Mais cet album est aussi beaucoup plus que cela ; c’est un disque qui abolit les repères, fait œuvre d’universalité et prouve que tout reste à inventer.

Formation du groupe

Guitares, chant : Steven Wilson - Claviers : Adam Holzman - Basse : Nick Beggs - Saxophone/flûte : Theo Travis - Guitare : David Kollar - Batterie : Craig Blundell - Chant : Ninet Tayeb - Trompette : Nils Peter Molvear - Violon : Ben Coleman - Batterie : Nate Wood - Guitare : Niko Tsnovev - Basse : Nate Navarro - Programmation électronique : Jack Dangers

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