Titres
- Ephemeral 03:14
- Data 08:09
- Progress / Regress 06:56
- Technoslavery / Vandalism 09:13
- The Intoxication Of Power 13:12
Le quatuor avant-gardiste Bruit ≤ est de retour avec un nouveau manifeste musical, entièrement instrumental, oscillant entre post-rock et rock atmosphérique. Artistes militants, voire activistes — l’art étant pour eux une forme de lutte — les Toulousains ont toujours eu à cœur de créer avec leur musique une prise de conscience et l’espoir de provoquer des changements sociétaux. Une dimension illustrée notamment par le single « Parasite (The Boycott Manifesto) » (2022), dénonçant avec force l’exploitation des artistes dans l’industrie du disque : « Long before streaming, the industry was already transforming art into products of mass consumption, leaving music companies to raise artists like chicken on the factory floor / Bien avant l’arrivée du streaming, l’industrie transformait déjà l’art en produits de grande consommation, poussant les maisons de disques à élever les artistes comme des poulets de batterie ». Le groupe, fidèle à son engagement, a d’ailleurs choisi de ne pas distribuer ce tout nouvel album sur les grandes plateformes de streaming, réitérant ainsi son opposition aux pratiques des géants du numérique.
The Age of Ephemerality est, selon les mots du quatuor, « une réflexion philosophique, poétique et politique sur notre fascination insatiable pour la technologie, une dépendance de plus en plus aliénante et exploitante ». Les musiciens nous invitent à entrevoir le progrès sous un autre angle ; celui d’une course folle, qui efface le présent avant qu’il ne se soit imprimé sur notre rétine, et celui d’un monde sans âme où nos vies sont codées, mesurées, orientées et monétisées sur l’autel de l’optimisation continue. Dans ce quotidien où la poésie s’éteint sous l’algorithme et la liberté devient illusion, et dans ce refus de l’ivresse technologique, il ne reste qu’un choix : se soumettre ou combattre. Car refuser ce futur imposé, c’est encore oser demeurer humain. Une vision restituée avec justesse par chacune des cinq compositions aux structures non linéaires, ornementées de voix off, d’accents industriels — créant ainsi une atmosphère dystopique — conjugués à la pureté d’instruments plus organiques — violon, alto, violoncelle et orgue d’église du XIXe siècle. Une musique qui sollicite pleinement l’auditeur, prenant le temps de se développer, souvent mélancolique, parfois violente, mais surtout très en dehors des codes et, à ce titre, à contre-pied des logiques de temps compressé, de consommation rapide et de l’exigence du sacrosaint rendement.
La structure du titre d’ouverture « Ephemeral » suit une progression sonore hautement symbolique : les premières notes, immersion dans un monde en équilibre sur un fil où tout peut basculer d’une seconde à l’autre, préfigurent un drame latent, sensation remarquablement renforcée par l’usage de cordes sur fond d’orgue. Puis c’est une brutale et soudaine fracture avec des martèlements violents mus par les pistons infernaux de la machine — réalité d’un monde abrasif et déshumanisé qui finit par imploser. Et auquel succède une fin délicate, portée par quelques notes acoustiques sobres, survivant au chaos de cet univers portant aux nues l’éphémère, comme l’écho d’une sensibilité qui refuse de mourir ou l’espoir d’une renaissance.
Les rythmes breakbeat qui annoncent « Data » résonnent comme cette saturation oppressante de données qui caractérise notre ère numérique. Des données censément produites pour mieux nous informer, mais qui finissent par être source de confusion et nous ensevelissent sous une nuée ardente dissonante jusqu’à l’overdose. Ce titre est un vertigineux vol au-dessus de ces territoires virtuels infinis, tissés de millions de liens invisibles et de réseaux inextricables, qui font de nous cet « aveugle encombré de signes » (Ferré), submergé par des indices que nous ne sommes plus en mesure d’analyser ou d’interpréter, jusqu’à un magnifique final très wilsonien.
La composition « Progress / Regress » avance, hésitante, à pas mesurés, comme tiraillée entre la promesse d’un progrès émancipateur et la crainte d’une régression, construisant une lente progression, quasi intimiste, sur base de motifs répétitifs de guitare acoustique et de cordes, qui viennent progressivement enrichir la texture musicale et créer une tension diffuse, jusqu’à une section post-rock explosive — illustrant ce moment où l’illusion du progrès se fissure et les contradictions deviennent insoutenables. Le final strident, véritable choc auditif, résonne comme la violence d’un réveil que l’on espère salvateur.
« Techno-Slavery / Vandalism » s’ouvre sur un majestueux son d’orgue, aux accents quasi liturgiques, semblant évoquer dans un long crescendo la chimère d’un progrès technologique comme source d’harmonie et de sérénité, alors qu’il n’est que dépossession silencieuse de notre autonomie au profit d’un pouvoir algorithmique sans visage. Le violent déferlement sonore post-metal déchire ce voile, affichant la vérité nue et révélant la vraie nature d’un système où la technologie, au lieu de servir l’homme, en prend le contrôle. Et lorsque le silence prend le relais, ce sont des voix humaines, nues et fragiles, qui s’élèvent tour à tour des profondeurs, de plus en plus nombreuses, dernier souffle d’espoir, prière vibrante et murmure d’une résistance qui persiste dans l’ombre.
Enfin, « The Intoxication of Power« , pièce maîtresse de l’album (13 minutes), à l’intro magnifiquement cinématique, prend le temps de s’installer, là encore dans une lente progression, à l’image de la manière dont se mettent en place les dérives autoritaires — doucement, insidieusement, sous des apparences d’ordre et de paix, avant de sceller le sort de l’Homme, le consumant dans une implosion finale, point de non-retour. La composition nous confronte à notre propre passivité dans cette longue dérive, mais nous rappelle également que nous pouvons encore éviter ce funeste destin, exhumant ces quelques mots du roman 1984 de George Orwell : « If you want a picture of the future, imagine a boot stamping on a human face — forever / Si vous voulez voir à quoi ressemblera le futur, imaginez une botte piétinant un visage humain — pour toujours », complétés par : « The morale is a simple one. Don’t let it happen. It depends on you / La morale en est simple : Faites en sorte que cela n’arrive pas. L’avenir est entre vos mains. »), phrase qui n’apparaît pas dans le roman lui-même, mais demeure souvent attribuée à Orwell, notamment dans certaines éditions, comme une mise en garde finale de l’auteur.
L’engagement de Bruit ≤ n’est plus à démontrer. Le groupe français, bénéficiant d’une réelle indépendance artistique, continue de proposer une musique qui bouscule, provoque et questionne, dans une volonté de confronter directement la réalité du monde. Avec The Age of Ephemerality, sa musique devient un acte de résistance.
Formation du groupe
Theophile Antolinos : Guitares, banjo, bande sonore - Julien Aoufi : Batterie - Luc Blanchot : Violoncelle, programmation, synthé - Clément Libes : Basse, Guitares baryton, Basse VI, violon, alto, orgue, piano, synthé modulaire, programmation - Trompette de Guillaume Horgue - Cor d'harmonie de Benoît Hui - Trombonne d'Igor Ławrynowicz - Trombone basse d'Erwan Maureau - Ensemble de guitares électriques enregistré en live dans l'espace résonnant de l'Église de Gesu par nos amis Jean Fossat, Rémi Fossat, Simon Chaubard, Olivier Lolmède, Florian Soulier et Mathieu Félix - Chorale d'hommes interprétée par la fanfare avec les gentils renforts de Léo Faubert et Patrice Libes.
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