Peter Gabriel est … hors du temps.
21 ans. C’est le temps qui sépare son précédent album (‘Up’) de celui-ci (‘i/o’) (si on ignore les lives, les ré-orchestrations, les reprises et autres projets divers). Mais PG n’évolue pas sur la même échelle de temps que nous. Peut-être conscient que son œuvre perdurera bien au-delà de la présence ici-bas de son créateur, il décide de rendre publique sa musique lorsque celle-ci lui paraît suffisamment mature. Petit flashback sur la discographie du bonhomme : après son départ de Genesis, il publie 4 albums sans titres (1977, 1978, 1980 et 1982), puis il entame la phase des titres à 2 lettres (‘So‘ 1986, ‘Us‘ 1992, ‘Up‘ 2002). ‘i/o’ (2023) est donc le 4ème disque de cette phase. Jamais à court d’innovation, PG a également opté pour un mode de diffusion original des morceaux du disque en proposant, via les plateformes de streaming, un nouveau titre à chaque pleine lune tout au long de l’année 2023. L’auditeur avait donc le choix de connaître l’ensemble des titres avant la sortie de l’album, ou de résister pendant toute une année pour préserver la surprise. Il faut dire que le résultat est à la hauteur de l’attente. L’album a un côté intemporel. Le son est impeccable, mais ce n’est pas une surprise. Pas de tic de production qui permettrait de rattacher l’objet à une époque particulière. Et là encore, PG innove puisqu’il propose l’album mixé de deux manières différentes : le Bright-Side Mix, réalisé Mark ‘Spike’ Stent, et le Dark-Side Mix, œuvre de Tchad Blake. Propriétaire de la version Dark-Side, je n’ai pas d’avis particulier sur la pertinence de ces deux propositions, il semble en tout cas que les structures soient inchangées entre les deux versions. Autre élément qui semble résister à l’emprise du temps : la voix de PG (73 ans), toujours aussi douce, granuleuse, immédiatement reconnaissable. Même en concert, il ne paraît pas souffrir d’une quelconque fatigue vocale (j’ai eu la chance de le voir à Bordeaux le 15 Juin 2023 sur la tournée i/o). Pourtant, le sujet du temps qui passe est bien présent dans ses chansons, comme par exemple dans le ‘Randy Newman-esque’ “Playing for Time”. Alors, peut-on être en même temps conscient du temps qui passe et s’en affranchir ? Vous avez deux heures…
Peter Gabriel est … multidimensionnel
Toujours dans un souci pédagogique, PG prend le temps d’expliquer la signification de chaque morceau, l’inspiration, le processus de création, les choix de production, etc… Il prend également le soin d’associer à chaque titre une œuvre visuelle, création d’artistes qu’il a choisi. Ici, l’auditeur aura le choix de son niveau d’écoute : soit il décide de frôler la surface du morceau et de profiter par exemple d’une mélodie qu’il pourra siffler sous la douche, soit il décide de plonger plus profondément et d’explorer le sens des paroles, d’analyser le build-up des instruments, d’admirer l’œuvre graphique et le message qui l’accompagne, etc…. Le même souci du détail et de l’assemblage des disciplines artistiques est appliqué en concert, au cours duquel chaque titre fait l’objet d’un tableau qui stimule les sens auditifs et visuels. Musicalement aussi, on observe plusieurs dimensions : les fondations sont la plupart du temps bâties par le trio historique qui collabore avec PG (David Rhodes à la guitare, Tony Levin à la basse et Manu Katché à la batterie), puis viennent s’empiler différents éléments (musiciens invités, programmations, boucles, claviers, chorales, orchestre classique avec le New Blood Orchestra, etc…). Néanmoins, cette somme ne sombre jamais dans l’excès et le disque offre même plusieurs moments particulièrement épurés où chaque son, chaque note, trouve sa place de façon naturelle sans perturber l’équilibre de l’ensemble. J’ai été particulièrement impressionné par les arrangements orchestraux, très présents sur cet album, et qui lui procurent une dimension classique. Enfin, les sujets abordés dans les textes couvrent une large amplitude : du plus intime (“And Still”, hommage à sa mère disparue) au plus universel (“i/o”), humaniste, voire futuriste (“Panopticom”). Peter Gabriel, de nature curieux et philosophe, nous donne à réfléchir, parvient à nous émouvoir, et pourrait même éventuellement nous élever.
Peter Gabriel est … libre.
Dès que cela lui a été possible, PG a créé son propre label, Real World, lui permettant de diffuser sa musique de manière indépendante, mais aussi de produire des artistes qu’il sélectionne lui-même, souvent avec la volonté de faire découvrir des œuvres issues des quatres coins du globe (!). Il possède également son propre studio et maîtrise ainsi la totalité de la chaîne : de la création à la publication. Cette indépendance est certainement une des clés de la qualité du travail de PG, abolissant ainsi toute pression, qu’elle soit temporelle ou stylistique. Mais il est également conscient que depuis la publication de son précédent album, le monde de la musique a beaucoup changé. De moins en moins d’auditeurs sont attachés au format album, le streaming du titre jetable faisant sa loi. Il a ainsi cherché à s’adapter avec sa stratégie de sorties à chaque pleine lune, contentant un public avide de nouveauté permanente, mais frustrant quelque peu les (très patients) adeptes d’album au format physique. La recette a-t-elle fonctionné ? Le succès public (ou pas) nous le dira. C’est avec la même liberté et avec la volonté de ne pas servir une tournée “Best Of” exclusivement lucrative, que PG et son groupe se sont produits en Europe et aux Etats Unis en 2023, jouant chaque soir l’intégralité d’’i/o’(ou presque), sans que le public n’ait eu connaissance de cet album auparavant (si ce n’est les sorties de pleines lunes). Et cela a fonctionné. Les nouveaux titres, suffisamment puissants, ont réussi à capter l’auditoire soir après soir. Dernière preuve de son indépendance : quel autre artiste de sa dimension est aujourd’hui aussi impliqué sur la plateforme Bandcamp en y proposant, sans aucun intermédiaire, des albums, des vidéos, des messages, des produits exclusifs?
Il est si rare qu’une telle attente ne soit pas déçue que l’on peine à croire en la qualité de cet album. Pourtant, la preuve est bien là, dorénavant physiquement, sous la forme de 12 titres, tous de très haut niveau. Se projeter dans l’avenir semble vain. L’une des hypothèses les plus plausibles serait la mise à disposition d’un film des concerts de la tournée i/o. Puis, Peter Gabriel pourrait à nouveau se retirer de la vie publique et observer l’évolution du monde en attendant la réalisation d’un nouveau projet. Finalement, le plus grand des luxes en 2023 ne serait-il pas de prendre son temps?
Formation du groupe
Peter Gabriel : Voix, Chœurs, Claviers, Piano, Programmation, Charango - David Rhodes : Guitares, Chœurs - Tony Levin : Basse, Stick - Manu Katché : Batterie - Don-E : Synthétiseur basse (sur “Road to Joy”) - Josh Shpak : Trompette (sur “Road to Joy” et “Olive Tree”) - Paolo Fresu : Trompette (sur “Live and Let Live”) - Melanie Gabriel : Chœurs - Ríoghnach Connolly : Chœurs - Brian Eno – Synthétiseurs (sur “Panopticom” et “The Court”), Cloches (sur “Panopticom”), Percussions (sur “The Court”), Programmation (sur “Four Kinds of Horses” et “Road to Joy”), Synthés (sur “Four Kinds of Horses”), Guitare et ukulélé (sur “Road to Joy”) - Tom Cawley : Piano (sur “Playing for Time”) - Oli Jacobs : Synthétiseurs (sur “Panopticom”, “Playing for Time” et “i/o”), Programmation (sur “Panopticom”, “The Court” et “i/o”), Piano (sur “Four Kinds of Horses”) - Katie May : Guitare acoustique (sur “Panopticom” et “i/o”), Percussions (sur “The Court”), Guitare électrique (sur “i/o”), Synthétiseurs (sur “i/o”), Programmation (sur “Four Kinds of Horses”) - Richard Evans : Flûte irlandaise (sur “i/o”) - Richard Chappell : Programmation (sur “Panopticom”, “The Court” et “i/o”) - Richard Russell : Percussions (sur “Four Kinds of Horses”) - Hans-Martin Buff : Percussions et Synthétiseurs (sur “Road to Joy”) - Ron Aslan : Synthétiseurs (sur “Road to Joy”) - Angie Pollock : Synthétiseurs (sur “Love Can Heal”) - Evan Smith : Saxophone (sur “Olive Tree”) - Ged Lynch : Percussions (sur “Olive Tree” et “Love Can Heal”) - Steve Gadd : Boucles De Caisse Claire (sur “Live and Let Live”) New Blood Orchestra - Soweto Gospel Choir - Oprhei Drängar
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