Ce serait un euphémisme de dire que Leslie Mandoki est un artiste engagé. L’œuvre du fondateur de ManDoki Soulmates, ce super groupe transgénérationnel créé il y a plus de trois décennies et composé de grands maîtres de la fusion et du prog-rock, est en effet complètement indissociable du chemin de vie de l’artiste. Réfugié hongrois en Allemagne de l’Ouest, fuyant le communisme, Leslie Mandoki a été le témoin de crises d’ordre multiple et n’a eu de cesse de nous inviter à réfléchir et agir, au travers d’une œuvre au contenu socio-politique fort. Avec cette idée maîtresse que la musique a le pouvoir de créer des ponts et de rassembler les hommes, plutôt que de les diviser, afin de répondre aux défis de notre ère. Une idée déjà défendue par Bela Bartok, sa source d’inspiration pour son fabuleux et ambitieux précédent album (Utopia for Realists – Hungarian Picture 2019), pour qui la diversité culturelle a toujours été une grande source de richesse et qui voyait en la musique un acte de résistance ainsi qu’un levier permettant d’unir les êtres humains contre la menace du national-socialisme.
Et ce nouveau disque, A Memory of our Future, ne fait pas exception. Cet artiste singulier, qui aura suivi à la lettre le conseil de son père l’incitant, derrière le rideau de fer, à « vivre ses rêves et non rêver sa vie », poursuit son combat et continue inlassablement de nous mobiliser avec l’espoir de nous éviter un jour ce réveil brutal et un regard alors désabusé, porté sur notre inaction patente. Et quoi de mieux à ce titre que de nous projeter dans ces souvenirs de demain pour créer cette prise de conscience ainsi que suggéré sur le titre « A Memory of my Future » (« Looking back at tomorrow, will we see what we’ve done ? / Lorsque nous regardons ce futur devenu notre passé, prendrons-nous conscience de ce que nous avons fait ? »). Et si nous semblons avoir perdu notre compas et naviguons à vue dans ce labyrinthe de crises démultipliées, la musique demeure un repère, quand bien même il s’agit de nager à contre-courant, ainsi que martelé sur « We Stay Loud » (« Let’s swim against the current. / Il nous faut nager à contre-courant. »), qui plus est, face à l’adversité comme l’évoque le lyriciste sur « Blood in the Water » («Those sharks are all around. So play the music loud. / Les requins sont partout. Alors, faisons entendre notre musique plus fort. »).
Plus encore, la musique devient, pour l’artiste hongrois, une arme de précision prenant le relai lorsque le discours s’enraye ou ne devient plus audible, ainsi que souligné sur le titre « Devils Encyclopedia » (« When words fail, music speaks. »). Avec Leslie Mandoki, le questionnement est permanent (« We are moving faster but where are we going ? / Nous allons plus vite, mais dans quelle direction? » sur « Devils Encyclopedia ») et la réalité violente (« We are looking but we are not seeing. / Nous regardons mais nous ne voyons pas les choses. » sur « Enigma of Reason »). Mais c’est aussi le refus de la résignation : ne jamais s’endormir et toujours rester en alerte. Car l’histoire se répète tragiquement, ainsi que le rappelle la composition « The Big Quit » avec un message fort : « Hard times creating hard people. Hard people making easy times. Easy times creating easy people. And easy people bring us hard times again / Les temps difficiles créent des hommes forts. Les hommes forts créent les périodes de paix. Les périodes de paix créent les hommes faibles. Les hommes faibles créent les temps difficiles». Mais plutôt que de se perdre dans la noirceur des catastrophes et de jouer les Cassandre, Leslie Mandoki préfère indiquer le chemin et entrevoir l’espoir. Un espoir qui se dessine toujours, même dans les titres les plus mélancoliques, et perce tel un rai de lumière. Avec ce rapport au vécu constant lorsqu’il s’adresse aux nouvelles générations ( « When I was your age my son, I was a wanderer myself. / Quand j’avais ton âge, mon fils, j’étais moi-même un vagabond. » sur « The Wanderer »)
Et pour illustrer et appuyer son propos, l’artiste, à l’entregent indiscutable, a fait appel une fois de plus à un nombre étourdissant de musiciens d’exception. Toutes les incarnations de ManDoki Soulmates auront compté en leur sein, depuis le début des années 90, pléthore de musiciens extrêmement talentueux, dont certains auront fait preuve d’une fidélité indéfectible. Le réel charisme de celui qui a été surnommé le « Quincy Jones hongrois », sa vision de la musique comme d’un art collectif, tout autant que les valeurs fortes qu’il porte et inspire n’y sont pas étrangers. Sur ce nouvel album, A Memory of our Future, ce ne sont pas moins de quinze grands noms de la musique, de différentes générations, qui s’associent à l’artiste pour créer, in fine, une expérience musicale défiant les genres, au croisement du jazz-rock fusion américain, du rock progressif anglais et avec une certaine sensibilité pop (rappelons à ce titre que Leslie Mandoki, outre ses qualités de multi-instrumentiste, est également un producteur de renom qui a travaillé avec de grands artistes plus orientés grand public). Ainsi nous retrouvons tout d’abord Ian Anderson, l’emblématique flûtiste de Jethro Tull. Côté guitaristes, ce sont les illustres Mike Stern (Billy Cobham, Miles Davis etc…), Al Di Meola (Return to Forever, et co-leader avec John Mc Laughlin et Paco de Lucia sur l’indispensable Friday Night in San Francisco etc..) et Mark Hart (également multi instrumentiste avec Supertramp, Crowded House, Ringo Starr) qui accompagnent l’artiste hongrois. Sont de la partie également les trompettistes Randy Brecker (Billy Cobham, Bruce Springsteen, Charles Mingus etc…) et Till Brönner (surnommé le Chet Baker allemand) avec ce fascinant fossé générationnel séparant les deux hommes. Les deux grands saxophonistes John Helliwell (Supertramp) et Bill Evans (Mahavishnu Orchestra, Miles Davis) font également partie de l’aventure. La rythmique est confiée aux mains expertes des batteurs Simon Phillips (Toto) et Jesse Siebenberg (Supertramp, Roger Hodgson) et des bassistes Steve Bailey (directeur du département basse de la Berklee school of Music avec, au compteur, de multiples collaborations avec les plus grands) et Richard Bona (Pat Metheny, Harry Belafonte). Derrière les claviers, deux autres pointures ; Tony Carey (Rainbow), qui est également chanteur, et Cory Henry (Snarky Puppy). Et on note aussi, enfin, la présence du chanteur Nick Van Eede (Cutting Crew) qui vient prêter main forte à Leslie Mandoki pour ce nouveau LP.
Tous les ego sont mis de côté au sein de ManDoki Soulmates pour parvenir à cette alchimie qui produit des hits en puissance, comme « Blood in the Water » au refrain insidieusement addictif (titre porté également par la flûte de Ian Anderson) ou le groovy « The Big Quit », aux intonations fusion que n’auraient pas renié Chick Corea et son Electric Band, avec, en sus, des backing vocals qui évoquent parfois Al Jarreau. Si l’album affiche une prédominance pour les titres plus lents, ceux-ci proposent néanmoins des ruptures de rythme, à l’image de « Enigma of Reason » (à la double ligne de chant, une quasi-constance sur ce disque) qui prend son envol à mi-parcours avec un break instrumental solaire de toute beauté. Enfin, le joyau musical de cet album, « A Memory of my Future », illustre ce juste équilibre entre dimension instrumentale et refrains marquants. Les développements instrumentaux n’en finissent pas de nous surprendre tout au long de ces 80 minutes de musique. Il faut dire que, bien loin d’être de simples session men, les musiciens font partie intégrante de l’édifice créatif, ainsi que le résume le guitariste Mike Stern « Leslie a une idée très claire de là où il veut aller. Mais en même temps, il laisse les musiciens s’exprimer pour qu’ils impriment leur personnalité propre dans chacun des morceaux ».
L’excellence de l’interprétation musicale est parfaitement restituée comme toujours avec Leslie Mandoki au travers d’une qualité sonore hors normes. Et la confiance absolue dans cette excellence aura également conduit le super groupe à enregistrer ce disque exclusivement en mode analogue, de la première note au mastering lui-même. Une volonté de l’artiste, qui compare cet album à une « lettre d’amour écrite à la main avec un stylo plume», requérant dès lors la perfection du choix des mots, sachant qu’aucune rature n’est possible. Cette volonté tient aussi à cette envie de capturer la magie qui naît, dans ce contexte, pendant l’enregistrement lui-même, contrairement au monde digital d’aujourd’hui ou l’essentiel prend forme lors de la phase de post-production. Et pour parachever le tout, il a été également annoncé que A Memory of our Future serait également disponible en mix Dolby Atmos, une version réalisée sous la houlette de Bruce Soord (leader du groupe The Pineapple Thief, une référence de plus de l’univers rock progressif).
Leslie Mandoki savait que donner une suite au fantastique Utopia for Realists – Hungarian Pictures relèverait de la gageure. Il nous l’avait d’ailleurs confié dans une interview accordée en 2019. L’artiste y reconnaissait que cet opus qui combine à merveille la dimension symphonique du prog rock avec la virtuosité du jazz rock (avec notamment deux compositions épiques oscillant entre 15 et 26 minutes) constituait le meilleur album de sa vie et ce, « dans chaque tonalité, chaque mesure et chaque syllabe ». Sans atteindre les mêmes sommets, A Memory of our Future, constitue pourtant un nouveau tour de force pour l’artiste qui continue à nous proposer une musique exigeante (requérant plusieurs écoutes pour en appréhender pleinement la richesse et les subtilités), bande sonore d’un idéal que Leslie Mandoki continue de porter haut avec courage, faisant sien la devise de Nietzsche selon laquelle « L’artiste a le pouvoir de réveiller la force d’agir qui sommeille dans d’autres âmes. »
Formation du groupe
Leslie Mandoki - Ian Anderson - Al Di Meola - Mike Stern - Randy Brecker - Bill Evans - Till Brönner - Tony Carey - Cory Henry - Nick Van Eede - Simon Phillips - Jesse Siebenberg - John Helliwell - Mark Hart - Julia Mandoki - Steve Bailey - Richard Bona
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